L’identité humaine en question
Notes pour le cours sur « L’Être humain » : L’identité humaine en question (CLIQUEZ ICI).
© 2023 Patrice Létourneau
(Sujets liés : Anthropologie – Philosophie – Humanisation – Déshumanisation – Identité)
Notes pour le cours sur « L’Être humain » : L’identité humaine en question (CLIQUEZ ICI).
© 2023 Patrice Létourneau
(Sujets liés : Anthropologie – Philosophie – Humanisation – Déshumanisation – Identité)
(Article aussi publié sur PhiloTR.) | Avec California Dream. Contes posthumanistes à l’usage des enfants de l’avenir (Éditions Liber, 2021), on découvre en Daniel D. Jacques un écrivain de talent. Au travers de ce récit d’anticipation, cet auteur ne manque pas de susciter la réflexion. Quel salut peut apporter l’humanisme ? L’être humain livré à lui-même peut-il produire ce qu’il faut pour l’orienter ? L’éthique ne devient-elle pas un illusoire éclairage – une parodie de la lumière – lorsqu’elle est elle-même en carence d’un réel enracinement dans une conception substantielle de la nature humaine ?
Daniel D. Jacques a enseigné la philosophie au Cégep Garneau. Fondateur de la revue Argument, il est aussi l’auteur de livres de haut calibre[1]. Interpellé par la question de la technique et des utopies posthumanistes, il a procédé à une substantielle enquête philosophique sur les humanismes dans La Mesure de l’Homme. Il y examinait les diverses réponses apportées à travers les siècles, à la question de ce qui fait l’Humanité de l’Homme. Une enquête philosophique qui faisait ressortir à quel point notre époque s’est vidée d’une conception substantielle de la nature humaine – de son humanité. Et cela, comme il le notait d’ailleurs, à une époque – la nôtre – qui aura cruellement besoin d’une conception substantielle de l’être humain pour affronter les questions qui émergent avec les utopies posthumanistes et les progrès techniques accélérés que nous vivons. Car, face à ces défis, l’éthique à elle seule semble trop fragile. Du moins, cette considération jaillit de ses écrits.
Il est saisissant de constater à quel point la fiction permet de mieux faire saisir ces enjeux. California Dream est un récit d’anticipation, une fiction. C’est la première incursion de Daniel D. Jacques dans le territoire de la littérature. Sur le plan littéraire, c’est une réussite. Douze contes – auxquels s’ajoutent un prologue et un épilogue – qui constituent autant de récits en soi, mais qui les uns après les autres forment un tout qui dépasse ses parties. Des qualités littéraires indéniables, qui ne peuvent être réduites à un simple divertissement littéraire. Sur le plan du contenu, c’est tout autant une réussite. Longtemps après la lecture, ce récit tend à continuer à habiter le lecteur.
D’entrée de jeu, le prologue indique que les douze contes de ce petit livre de 140 pages mettent « en présence d’une civilisation qui se situait apparemment, lors de son extinction, à un stade intermédiaire de cognition » (page 9). Précisons que ces contes se situent dans un avenir peut-être pas si lointain, se déroulant de 2058 (dans une trentaine d’années d’ici) à 2198. On anticipe donc dès le début du récit qu’il y aura disparition de l’être humain tel que nous le connaissons.
Nul complot. Aucune dictature. Même qu’une convention universelle avec quatre grands principes est adoptée, au début de California Dream, pour protéger la dignité, la liberté, l’intégrité et la diversité humaine. Et pourtant (comme on le lit au début du livre, mais le saisit pleinement qu’à la fin), « les hommes auront-ils convoité leur propre fin, désiré leur extermination totale dans la recherche d’une jouissance universelle » (page 7).
Ce qui étonne – et qui ne cesse de stimuler les réflexions –, c’est de constater, de récit en récit, comment les passions humaines peuvent se revêtir d’apparats éthiques dans leur course effrénée. Et comment diverses revendications « humanistes » peuvent conduire à la perte. L’humanisme, c’est l’être humain qui est placé au centre – voire qui se veut garant du salut de l’humanité. Mais est-ce le bon appui ?
À cet égard, l’ambiguïté de la chute du récit place le lecteur face au travail – et la joie – d’y penser. Ainsi, à un moment « le narrateur » note :
« Je crois toutefois, grâce à la fréquentation de ces vies et des œuvres qui en témoignent, être parvenu à mon tour à ressentir quelque chose qui s’apparente à ces « mouvements de l’âme », soit quelque chose qui n’est pas entièrement réductible à une fluctuation aléatoire de mes fonctions cognitives. C’est alors que je suis parvenu à pénétrer le grand secret : depuis toujours, depuis le commencement, les passions des êtres humains, des naturels, les ont prédisposés à leur propre déchéance. L’homme est, depuis l’origine, un être né pour laisser place à plus que lui-même. » (California Dream, page 129)
L’ambiguïté y est riche à souhait. Rétrospectivement, c’est le lent glissement que montrent les contes, jusqu’à ce que l’être humain laisse effectivement place à « plus que lui-même ». Ce qui réjouira les partisans des utopies posthumanistes, et les personnes en phase avec le rêve que l’être humain puisse parvenir à abolir ses limites. Mais est-ce la seule interprétation de ce que « le narrateur » évoque ? Ce qu’il évoque est ambigu à souhait, car le récit contient aussi de nombreuses allusions, soit à la foi, soit à la religion, soit à la spiritualité. L’adepte du yoga intégral, dans le deuxième conte, eut ses errements, ouvrit la voie à la « Grande Transformation » – grâce à sa fortune dans la biologie de synthèse, au départ pour l’industrie alimentaire. Mais pour ce qui est des personnages faisant allusion à l’héritage chrétien, ils se situent dans des positions de résistance à la « Grande Transformation ». D’ailleurs, les allusions au christianisme dépassent les personnages proprement dits. C’est notable, si bien que le lecteur peut être conduit à se demander si ce n’est pas une autre compréhension possible du passage ci-haut. Au début de la Bible, dans le livre de la Genèse, l’être humain est créé pour adorer Dieu – c’est-à-dire, « pour laisser place à plus que lui-même ». Il est créé pour être en communion constante avec ce Dieu Trinitaire. Il a accès à tout, mais il lui est défendu de se nourrir des fruits de l’expérience du Bien et du Mal. Un interdit qui revient à un test : est-ce que l’être humain fait confiance à Dieu ou est-ce qu’il se fait juge de Dieu en décidant lui-même si la Parole de Dieu est digne d’être considérée ou pas ? L’être humain cherche alors à prendre la place de Dieu, à se diviniser. La chute s’en suit, ainsi que la corruption de la nature humaine. Ses passions le prédisposent alors « à sa propre déchéance ». C’est ainsi que la phrase du « narrateur » pourrait aussi être comprise par un être humain fait de chair et de sang. Mais il y a plus. Le « narrateur », à un certain moment où il « éprouve » une nostalgie particulière, note même (page 132) qu’il a parfois une « appréciation » pour la musique de l’artiste du tout premier conte. Or, le conte sur ce musicien rapporte que celui-ci a fait des études en théologie avant de devenir artiste (page 13), et qu’il « n’écoutait que de la musique sacrée, essentiellement d’inspiration chrétienne ou juive » (page 11). Qui plus est, on y souligne que le répertoire musical de cet artiste exceptionnel avait pour pièce maitresse une œuvre intitulée l’Apocalypse(page 12). Ce qui, bien sûr, est aussi le titre du dernier livre de la Bible. Ce livre qui clôt la Bible est un livre qui se termine avec une pleine restauration – de nouveaux Cieux et une nouvelle Terre, et un jugement de réconciliation éternelle pour les uns, et de perdition éternelle pour les autres. Mais dans ce livre, est aussi évoqué auparavant un temps où l’humanité pourrait être conduite en présence d’une imitation de prérogatives divines – voire en venir à sembler vaincre la mort et faire des « miracles ». Mais cette « victoire humaine » sur la mort ne pourrait-elle pas en même temps être sa fin ? Dans un contexte de « perfectibilité » de soi, qui se dessine progressivement vers la fin de California Dream, il ne semble plus envisageable « d’acheter ni vendre » (Ap 13.17) – c’est-à-dire d’être compétitifs (à l’emploi et dans les affaires) – sans « librement » recourir à une allégeance aux moyens offerts par la « Grande Transformation » (c’est une expression du récit dans California Dream). C’est notamment ce qu’évoque le conte du « professeur » dans l’Iowa (pages 115 à 125). Un tel état avancé des possibilités techniques constitue en même temps une « révolution spirituelle » (pages 29 et 30). Or, devant une telle « révolution spirituelle » telle qu’elle s’articule dans les contes posthumanistes, même si Dieu lui-même – ou Jésus lui-même – revenait en personne sur la terre, on peut se demander s’il trouverait encore la foi en Lui. Trouverait-il la confiance en son espérance (2 Pierre 3.3-4) ? Ou préférerait-on majoritairement s’en remettre aux « miracles » technologiques accessibles pour « vaincre » la mort et se joindre aux « paradis artificiels » évoqués ? Verrait-on dans l’Apocalypse une annonce à considérer sérieusement, ou une fable dépassée ? Verrait-on même cette référence ? Serait-ce une victoire humaine ou sa défaite ? D’une certaine manière, la progression de California Dream peut faire penser à des enjeux du grand récit biblique et de ce qui culmine dans l’Apocalypse.
Est-ce une considération que le lecteur devrait explorer, face à l’ambiguïté du passage du « narrateur » cité plus haut ? À tout le moins, l’ambiguïté de la fin de California Dream et le foisonnement des allusions (qui se prêtent à plus d’une interprétation) rappellent qu’il fut un temps où une multitude de personnes bénéficiait d’une conception substantielle de la nature humaine – et de sa destinée. Alors qu’à notre époque, il y a de moins en moins d’accords autour d’une telle conception substantielle. D’ailleurs, même l’idée d’une quelconque conception partagée largement pour définir la « nature humaine » semble s’évaporer. Pourtant, nous en aurions besoin pour préserver l’humanité de l’Homme – voire, pour préserver l’espèce humaine. Et cela, à une ère où les progrès techniques fulgurants pointent de plus en plus vers la nécessité de normes internationales pour encadrer ce que la technique rend possible (surtout lorsqu’elle touche à la nature humaine). Ce qui ne facilite pas les choses, si une substantielle conception de la nature humaine (partagée internationalement?) est nécessaire face à l’horizon du posthumanisme qui, lui, tend à prendre la place du vide laissé.
Tout cela se donne pleinement à saisir qu’après être passé au travers de chacun des contes de California Dream. Dans cette mesure, le « récit d’anticipation » de Daniel D. Jacques offre aussi une expérience de la temporalité, de l’effet du passage du temps. Une expérience du passage du temps, et de la manière par laquelle certaines victoires pour l’égalité, la dignité, le respect de la liberté face à son identité, la perfectibilité, et tant d’autres idéaux peuvent eux aussi devenir « humains, trop humains ». À tel point que le lecteur peut se demander jusqu’à quand ce qui à un moment apparait comme « Bien » ne se révèle pas en réalité être « Mal ».
Les douze contes regorgent par ailleurs d’échos de notre temps, et d’abondantes références « culturelles classiques » particulièrement bien choisies. On se surprend alors, ici et là, à avoir envie de « googler » (on n’en sort pas!) pour en savoir plus sur Les Buddenbrook de Thomas Mann, sur Light in August de William Faulkner, sur Roland de Lassus, sur Francesco Salviati, sur les changements culturels qu’a incliné Roméo et Juliette en son temps, sur le Gilded Age, et tant d’autres choses encore. Au fil de la lecture, on se réjouit aussi que chacun des contes est un riche univers en soi, hautement stimulant.
Difficile de terminer la lecture de California Dream sans « ressentir » ce qui se joue alors. On constate ainsi que cette incursion de Daniel D. Jacques dans les territoires de la littérature est précieuse, précisément par la force de California Dream à faire « ressentir » ce qui se joue.
À lire !
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En complément : si on le souhaite, on peut aussi s’accompagner de ce Carnet de lecture (cliquez ici).
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[1] Daniel D. Jacques a reçu le prix Victor-Barbeau (1999), décerné par l’Académie des lettres du Québec, pour son ouvrage Nationalité et modernité(Boréal, 1998). Il est aussi l’auteur notamment de La révolution technique (Boréal 2002) et de La fatigue politique du Québec français (Boréal 2008), ainsi que de Tocqueville et la modernité (Boréal 19911995) et de La Mesure de l’Homme (Boréal 2012).
S’interroger sur les conceptions de l’être humain revient à se demander ce qui fait l’humanité de celui-ci – ce qui est humanisant, ou à l’inverse déshumanisant. Ce ne peut donc pas être que descriptif : cela fait nécessairement intervenir des jugements d’interprétation et de valeur.
Mais quel doit en être le guide ? Qu’est-ce qui s’est révélé comme fondement(s) dans l’histoire humaine ? Qu’en penser ? Voilà quelques questions au cœur du cours de philosophie que je donne cet hiver 2022.
En complément, j’ai construit un site avec quelques ressources (en développement) que l’on peut consulter à cette adresse : identitehumaine.patriceletourneau.org
Pour les personnes que les cours de philosophie en ligne intéressent, je partage le lien vers le site de cours que j’ai conçu et réalisé pour mes étudiants de cet automne 2020 en Éthique, et qui est librement accessible à toutes et à tous. Les raisons de cette mise à disponibilité ouverte à tous et à toutes sont mentionnées sur ledit site (dans la section « À propos »).
Voici le lien vers le site d’enseignement/apprentissage « Éthique & Justice » :
Pour en garder une trace ici, voici la nomination attribuée le 5 juin 2020 par le Cégep de Trois-Rivières :
« Une nomination a été attribuée à Patrice Létourneau, membre enseignant de philosophie pour ses actions à faire vivre les valeurs du cégep lors de la Semaine de la philosophie. »
Voir aussi : la Mention d’honneur qui m’a été attribuée pour mon enseignement.
Pour mes étudiants et étudiantes du cours d’Éthique de la session d’hiver 2020 au Cégep de Trois-Rivières : dans ce contexte particulièrement exceptionnel et précipité de confinement et d’urgence sanitaire due à la pandémie de coronavirus (Covid-19), vous trouverez ci-dessous des capsules vidéos synthétisant l’essentiel des éléments en complément des notes de cours pour passer au travers du reste de cette session inédite du Cégep.
Mars 2020 | À titre de président du Comité web du Département de Philosophie du Cégep de Trois-Rivières, j’ai travaillé à la conception et à la mise en œuvre d’une refonte complète du site de ressources philosophiques PhiloTR ( philosophie.cegeptr.qc.ca ).
(Entrée d’abord publiée sur PhiloTR) Nous partageons ci-dessous la captation vidéo de la conférence offerte par le philosophe Charles Taylor sur le thème « Identité et laïcité », au Cégep de Trois-Rivières le 18 février 2020 dans le cadre des activités de la Semaine de la philosophie à notre institution.
Né à Montréal, professeur émérite de l’Université McGill, auteur prolifique traduit en 20 langues, Charles Taylor est un philosophe de réputation internationale – considéré parmi les 10 philosophes les plus éminents de notre époque. Il est notamment l’auteur de L’Animal langage, de L’Âge séculier, de Sources of the Self et de Hegel et la société moderne.
Peintre à Aix-en-Provence, Paul Cézanne interrogeait la vision. Selon lui, « peindre signifie penser avec son pinceau. » Son souhait était de joindre les acquis du mouvement réaliste et de l’impressionnisme. D’offrir une exemplification de la rencontre possible de ces pôles. Cette rencontre ne constituerait cependant pas un point de vue absolu – ses diverses périodes le manifestant d’ailleurs. Dans sa période médiane, on peut voir dans ses natures mortes l’expression du mouvement du regard.
Considérons un exemple :
Paul Cézanne, Nature morte au panier de fruits, 1888-1890, huile sur toile, 64 x 80 cm, œuvre au Musée d’Orsay, à Paris.
SOURCE : The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei. DVD-ROM, 2002. ISBN 3936122202. Reproduction de l’œuvre mise sous Licence de documentation libre GNU et rendue disponible sur Wikimedia Commons. Voir l’autorisation.
Au premier coup d’œil, on peut être porté à n’y voir que des fruits, un panier, des objets… et se demander quel intérêt il peut bien y avoir à peindre ce genre de truc. On en viendrait finalement à se demander pourquoi donc Cézanne a bien pu déclarer ceci :
« Tenez, ce que je n’ai pas encore pu atteindre, ce que je sens que je n’atteindrai jamais dans la figure, dans le portrait, je l’ai peut-être touché là… dans ces natures mortes… Je me suis scrupuleusement conformé à l’objet… J’ai copié… Celle-là, tenez. Il y a des mois de travail dessus. Des pleurs, des rires, des grincements de dents. » (Cézanne à Joachim Gasquet).
C’est que l’intérêt d’une toile comme celle ci-dessus ne tient pas vraiment dans son sujet de représentation (une nature morte), mais plutôt dans ce que la manière de représenter rend visible. Et qu’est-ce qui est rendu visible ? Dans le présent exemple, c’est le mouvement du regard. Ce mouvement du regard apparaît si on fixe notre attention sur l’un des centres d’organisation que Cézanne fait advenir dans sa toile. Par exemple, en fixant l’espace, en haut de la nappe, entre le pot de gingembre et le panier de fruits. Ou encore, l’espace au bas de la chaise, à la gauche du haut du panier, près du triangle verdâtre.
Lorsqu’on regarde ces points, l’organisation des objets semble parfaitement cohérente. Mais si on analyse la composition, on se rendra compte que Cézanne a intégré pour ce faire des angles de vue qui sont incompatibles entre eux. Par exemple, le bas du panier de fruits est peint vu de gauche, mais l’anse du même panier est peinte vue de droite. Surprenant, non ? Lorsqu’on l’analyse, la toile est remplie de ces « déformations cohérentes ». Mais – et c’est là la force de Cézanne – lorsque notre regard se promène aux endroits voulus, ces déformations et « incompatibilités » sont imperceptibles.
Ceci offre une représentation peinte suggérant le mouvement du regard. Qu’est-ce à dire ? Si on fixe un objet autour de soi, ou un point particulier de la pièce où l’on est, le point fixé devient le centre où s’organise le reste des éléments dans notre champ perceptif. Cette organisation pourra être illustrée, par exemple, avec l’emploi d’un point de fuite. Mais à l’instant même où le regard est en mouvement, il n’y a pas encore de point de fuite à partir duquel tout s’organiserait. Pendant que notre regard se promène (pour faire l’exercice, on peut promener notre regard tout en marchant, ça devient plus évident), il n’y a alors rien comme un point de fuite qui soit présent. Dans la Nature morte au panier de fruits ci-dessus, c’est ce que Cézanne rend visible : le moment où des objets surgissent à notre regard et où on a l’impression que notre vision transperce l’espace, avant même qu’un « point de fuite » ne se soit encore organisé.
Bien sûr, il n’en est pas toujours ainsi chez Cézanne. Dans sa dernière période, où il réalise une centaine d’œuvres (huiles et aquarelles) de la montagne Sainte-Victoire, c’est plutôt le caractère « naissant » des choses qui le préoccupe…
Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, vue des Lauves, 1902-1904, huile sur toile, 70 x 92 cm, œuvre au Philadelphia Museum of Art, à Philadelphie.
SOURCE : The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei. DVD-ROM, 2002. ISBN 3936122202. Reproduction de l’œuvre mise sous Licence de documentation libre GNU et rendue disponible sur Wikimedia Commons. Voir l’autorisation.
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->Pour aller plus loin : Patrice Létourneau, Le phénomène de l’expression artistique, (exemplification avec Paul Cézanne au chapitre 3), Québec, Éditions Nota bene, 2005.
[Ce billet est aussi en ligne là et là]
Pour souligner le 30e anniversaire de la tragédie à l’École Polytechnique de Montréal, ainsi que de la parution de son second livre intitulé Renaître, Monique Lépine tiendra une conférence le jeudi 28 novembre 2019, de 19h à 20h30 au Loft du pavillon des Humanités du Cégep de Trois-Rivières (*le Loft est situé près de la cafétéria des Humanités). Cette conférence gratuite est ouverte à toutes et à tous.
Résumé de ma conférence intitulée « Jacques Lavigne : premier philosophe moderne du Québec et apologiste chrétien », présentée dans le cadre du Convivium Axiome 2019 sur le thème de La relation entre la Théologie et la Philosophie, à Nicolet, le samedi 28 septembre 2019.
(Aussi en fichier .pdf : patriceletourneau.org/wp-content/uploads/2019/09/Résumé-Conférence-sur-Jacques-Lavigne.pdf)
Résumé / Abstract
Jacques Lavigne : premier philosophe moderne du Québec et apologiste chrétien
(Convivium Axiome 2019 : « La relation entre la Philosophie et la Théologie »)
(Patrice Létourneau)
Jacques Lavigne est considéré par plusieurs (Marc Chabot, Georges Leroux, Jean Larose, etc.)[1] comme le premier philosophe de la modernité au Québec – en même temps qu’à notre époque, il demeure peu connu et peu étudié au Québec. Sa première (et principale) œuvre intitulée L’Inquiétude humaine, publiée en 1953 aux Éditions Aubier-Montaigne (à Paris) dans la collection « Philosophie de l’esprit », fut accueillie lors de sa parution comme une œuvre authentiquement originale, tel que l’attestent les diverses critiques rassemblées par Jacques Beaudry dans Autour de Jacques Lavigne, philosophe[2]. L’œuvre de Jacques Lavigne sur L’Inquiétude humaine contient non seulement une philosophie de l’être humain, mais aussi une philosophie du langage, une philosophie des arts, une philosophie des sciences et une philosophie de la société (et de l’histoire), prenant en considération divers horizons philosophiques[3], ainsi que diverses considérations provenant des sciences modernes. Mais surtout, tout y concourt à montrer que « L’inquiétude apparaît en l’homme au seuil de sa maturité. [Et qu’]Elle est comme la condition de son avènement spirituel. »[4] Ce qui conduit à un chapitre final sur « La vie spirituelle » dévoilant l’ensemble de ce livre comme une substantielle apologétique chrétienne se concluant avec la citation de Jean 1.12 (référant en fait, en note de bas de page, à l’ensemble du passage en Jean 1.1-14). Dans cette présentation, nous aborderons les liens quasi organiques que Jacques Lavigne entretient ainsi entre philosophie et théologie chrétienne au cœur de cette œuvre sur L’Inquiétude humaine.
Structure de la présentation
(Notes de présentation)
1) Général :
2) L’inquiétude humaine comme condition de l’avènement spirituel
« […] notre vie, s’accomplissant dans le temps, engendre continuellement un passé et un avenir : le passé qui est une perte et l’avenir, un manque. Ce double sentiment d’absence fait naître l’inquiétude. Cette inquiétude n’est ni un principe, ni une fin, mais une étape de notre devenir. Nous sommes d’abord dans le temps comme n’y étant pas encore. Les enfants acquièrent un passé sans se soucier de ce qu’ils perdent et vont vers un avenir sans le désirer. S’ils passent facilement d’une chose à l’autre, ils vivent chaque instant comme s’il était seul. L’enfance ne connaît pas l’inquiétude. Toute son attention est à faire l’homme qui la portera. Mais peu à peu une impression de solitude s’empare de nous. Tout ce que nous avons possédé est disparu aussitôt qu’obtenu. Tout n’a fait que passer. Tout n’est vécu qu’une seule fois. Et notre désir nous porte toujours au delà de ce que nous sommes. Nous vivons d’une absence que notre action même travaille à former.
Lorsque l’homme connaît l’inquiétude, sa vie est déjà commencée. Et cependant elle est pour lui comme un point de départ : celui de sa vie spirituelle autonome. Le monde nous envahit par notre organisme, nos sens, nos passions et nos pensées. Il semble que ce soit lui qui nous fasse naître et grandir et qu’il nous suffira de lui obéir, de le subir pour connaître la paix. Notre destin paraît se confondre avec celui des choses. Mais en assimilant son milieu l’homme se forme et prépare, sans s’en rendre compte, l’avènement de son autonomie. Et soudain il découvre sa liberté : il est maître de lui. Mais le monde est enraciné en lui et lui résiste en le dispersant. L’homme est libre, mais sa vie n’est pas à lui, n’est pas de lui. Et cependant il lui faut faire sienne cette vie même qu’il subit. Car nul n’agit sans se donner une fin qui l’engage tout entier. C’est la conscience d’une telle situation qui provoque l’inquiétude.
[…]
L’inquiétude apparaît en l’homme au seuil de sa maturité. Elle est comme la condition de son avènement spirituel. C’est le moment où l’homme cesse d’être agi pour agir ; où il s’arrache au déterminisme des choses pour accepter la responsabilité de sa vie. C’est aussi le moment où, découvrant le temps, l’homme est mis en face de son insuffisance. Sortir du présent pour reconnaître le temps c’est sans doute quitter l’inconscience, c’est aussi apercevoir notre misère. Bienheureuse misère qui nous enseigne à ne pas nous satisfaire de la terre ! »[5]
3) Fuite et évitement de l’inquiétude humaine
4) Arrière-plan avant de continuer : Formation de la vie consciente
« Lorsque la pensée est née, il nous importe apparemment peu de savoir comment elle est sortie de la sensation. Mais l’histoire nous enseigne que la pensée qui méconnaît ses racines finit par rendre inexplicable la situation de l’homme en ce monde : le corps et les réalités sensibles n’ont plus de raison d’être, et la pensée n’atteint que des idées. En passant sous silence la genèse de la vie consciente, c’est toute l’histoire ultérieure de l’homme que l’on prive de sens. On obtient un homme qui mène de front deux vies différentes, étrangères l’une à l’autre : la vie du corps et celle de l’âme. »[6]
Or,
« À la vérité, il n’y a de réel que pour un homme dont les idées sont senties et dont les sensations sont comprises. C’est pourquoi il est de toute première importance d’assister à la naissance de la pensée dans notre corps. »[7]
« Toute pensée qui n’est pas réveillée par une émotion, soutenue par un amour, achevée dans la joie dégénère en abstraction, toujours indifférente, toujours oubliée, morte. C’est par notre chair que nous sommes un être singulier, incommunicable. Aussi, c’est par notre sensibilité que la pensée universelle nous devient personnelle. Par elle, le passé devient fidélité, l’avenir, un idéal : présence d’un élan qui se déploie dans la durée et qu’il nous faut réengendrer toujours, présence d’une absence à combler en nous transformant sans cesse. »[8]
« Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons avoir conscience de nous-mêmes qu’en prenant conscience d’un autre que nous. Nous ne pouvons avoir conscience de notre présence à nous-mêmes qu’en prenant conscience de la présence qui subsiste en nous d’un autre qui n’est pas nous. Et cela parce que nous ne nous suffisons pas. Nous connaître c’est découvrir que nous n’avons pas assez de nous-mêmes pour être nous-mêmes. C’est en inventant le moyen d’atteindre l’extérieur que nous nous saisissons. Savoir que nous sommes sans nous ouvrir, du même coup, à l’extérieur, ce serait apprendre notre condamnation. C’est pourquoi le développement de notre intelligence est intimement lié à celui de nos besoins. »[9]
« lorsqu’une pensée est constituée, qu’un système est construit, on s’imagine qu’il a été détaché comme un bloc d’un lieu situé quelque part entre la conscience individuelle et l’univers des choses. Ce n’est qu’une illusion. Et, comme toute illusion, une tentation à laquelle on succombe facilement. Il n’y a de vérité vivante que celle qui vient se coller à mon être et à mes émotions. Il n’y a de vérité pour moi que celle que j’ai engendrée un jour dans mon cœur. Il n’y a de vérité en soi, en même temps que vivante et agissante, que celle qu’un homme, un jour, dans l’histoire, a tirée de son amour. »[11]
– Divers niveaux :
4) Retour à la question de l’inquiétude humaine.
– Faisant face à l’inquiétude : prise de conscience de notre inachèvement, et les tentatives de dépasser notre inachèvement :
5) Chapitre final de Lavigne sur « La vie spirituelle »
« Dieu fait toute chose belle en son temps. Il a implanté au tréfonds de l’être humain le sens de l’éternité, sans toutefois que l’homme puisse appréhender l’œuvre que Dieu accomplit du commencement à la fin. » (Ecclésiaste 3.11)
« Mais à ceux qui l’ont reçu, Il leur a donné de devenir enfants de Dieu. » (libellé tel que cité par Lavigne)
Traduction Semeur :
« (12) Certains pourtant l’ont accueilli ; ils ont cru en lui. À tous ceux-là, il a accordé le privilège de devenir enfant de Dieu. (13) Ce n’est pas par une naissance naturelle, ni sous l’impulsion d’un désir, ou encore par la volonté d’un homme, qu’ils le sont devenus ; mais c’est de Dieu qu’ils sont nés. »
6) Réflexions de conclusion
NOTES :
[1] Voir notamment la bibliographie des textes (de 1939 à 2009) sur Jacques Lavigne, compilés par Alain Martineau sur le site des Classiques des sciences sociales : http://classiques.uqac.ca/contemporains/beaudry_jacques/autour_de_jacques_lavigne/textes_sur_jacques_lavigne.html
[2] Jacques Beaudry, Autour de Jacques Lavigne, Trois-Rivières, Éditions du Bien Public, 1985, pages 20 à 22 de l’édition en ligne par Les classiques des sciences sociales :
[3] Pour en citer que quelques-uns, mentionnons notamment : Aristote, Raymond Aron, Augustin, Gaston Bachelard, Henri Bergson, Léon Brunschvicg, Thomas d’Aquin, Alphonse De Waelhens, John Dewey, Wilhelm Dilthey, Hegel, Martin Heidegger, Blaise Pascal, Platon, Jacques Maritain, Jean-Paul Sartre, Max Scheler et Ludwig Wittgenstein. Par ailleurs, il est à noter que sur l’ensemble des ouvrages cités dans sa bibliographie, seulement deux sont en latin, alors que vingt-six sont en anglais.
[4] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, page 29. Numérisation de l’original disponible en ligne à cette adresse : https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Inquietude_humaine.pdf
[5] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, pages 27 à 29.
[6] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, page 52.
[7] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, page 53.
[8] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, page 65.
[9] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, page 75.
[10] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, page 97.
[11] Jacques Lavigne, L’Inquiétude humaine, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1953, page 84.
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