Petite intervention cet après-midi [17 mai 2007] à l’émission Citoyen numérique, animée par Michel Dumais sur les ondes de CIBL Radio-Montréal, au sujet de Wikipédia [màj: fichier audio disponible à partir de là ou ].  Contact rapide, mais agréable, au bout du fil et avec quelques litres de café dans le corps.  Question de restructurer le tout, je reprends brièvement par écrit les grands traits du propos :

–    J’ai apporté ma première contribution à la version francophone de Wikipédia il y a de ça 3 ans, en mai 2004.  Ma perspective était d’abord de comprendre plus à fond le phénomène.  Il me semblait que c’était un phénomène significatif qui émergeait, un phénomène qui allait lentement laisser une marque dans notre paysage.  Et quoi qu’on pense des projets de Wikimedia, il me semblait que c’était une mauvaise idée de faire comme si ça n’existait pas, ou encore de méconnaître ce qui était en train d’émerger en ne le considérant que du bout des yeux.  Or, un certain nombre des jugements «pour» et «contre» semblaient un peu superficiels, ou encore davantage dictés par des présupposés «moraux» (par ne pas dire, parfois, avec une teinte semblant idéologique).  Donc, mon objectif était d’abord et avant tout de comprendre ce phénomène, mais j’estimais que cette compréhension était difficilement possible si on se limitait à une observation purement extérieure (ou en s’adonnant à une sorte de «pensée de survol»), c’est pourquoi j’estimais important d’y contribuer (c’est un principe qu’on retrouve par exemple dans l’ethnométhodologieune approche ayant une filiation avec la phénoménologie).  Comme j’avais écrit un livre sur Merleau-Ponty (à ce moment, il n’était pas encore paru, mais il était chez l’éditeur), il m’a semblé que je pouvais apporter quelque chose d’utile sur ce sujet que je connaissais bien, et que je me devais de le faire.  Et ç’a été le début; l’observation n’empêchant pas la volonté de partager des connaissances… d’autant plus qu’on retrouve au travers de cette faune des personnes sérieuses.

–    Un aspect qui doit être remarqué, c’est que bien souvent les critiques les plus pertinentes de WP ont lieu «de l’intérieur», par des personnes qui s’y impliquent avec rigueur (par exemple, au sujet de l’importance de citer ses sources et de les croiser).  Ce qui est plutôt rassurant, en fait.

–    À propos de l’aspect collaboratif du projet et du rapport entre fiabilité et nombre de contributeurs (ce que certains appellent «intelligence collective», mais qu’on pourrait appeler «rédaction collective») : à ce sujet, il n’y a pas consensus et les remarques s’entrechoquent.  Pour mieux cerner ce point, il peut être utile de faire une distinction entre les sujets encyclopédiques plus «classiques» et ceux qui sont davantage liés à des événements actuels :

–    Dans les principes fondateurs de WP, il est stipulé que WP n’accueille pas les «Travaux inédits».  Ce qui compte, c’est la connaissance des sources pertinentes (les travaux publiés, les éditions pertinentes), la capacité à les mettre en perspective et à en faire une synthèse judicieuse.  Lorsqu’on regarde les articles classés «de meilleure qualité» de la version francophone, bien souvent chacun de ceux-ci est l’œuvre d’un nombre limité de contributeurs.  Au fond, ce n’est pas si surprenant, si on considère le travail de fond que ça demande.  Ici, des articles comme «Époque hellénistique» et «Alimentation en Grèce antique» méritent d’être cités comme exemples.  On comprend qu’une discussion de fond sur de tels sujets n’a de sens que si on a une connaissance des sources pertinentes (les autres interventions se situant alors davantage au niveau de la forme, ce qui n’est bien sûr pas négligeable non plus).  Concernant l’entrée sur une personne d’importance dans l’histoire des idées (Adam Smith, par exemple), on peut avoir l’impression que le sujet est plus ouvert (puisqu’il semble mieux connu), mais la situation est plutôt analogue : ce qui fera la qualité ou non de l’article dépend d’abord d’une connaissance pertinente des sources et de la synthèse qui en est faite (ce qui exige l’apport d’une recherche de fond, sans quoi le traitement du sujet en souffre).  Ici, ce qui me semble compter le plus, ce n’est pas tant le nombre, que la capacité à rassembler des personnes ayant des intérêts et compétences se rejoignant.

–    Par contre, lorsqu’on arrive sur un sujet où il n’existe pas de travaux publiés pouvant servir de source fiable, on pourrait croire qu’on touche à une faiblesse de WP.  Cependant, c’est peut-être là que le nombre des intervenants autour d’un même article vient davantage jouer dans l’équilibre du sujet.  C’est à tout le moins ce qui semble s’être dégagé lors des événements malheureux de Virginia Tech, notamment…

–    Cela dit, des articles peuvent demeurer problématiques.  Par exemple, lors de la parution du livre polémique d’Emmanuel Faye sur Heidegger et le nazisme, l’article francophone a été englouti par cette polémique.  Il peut aussi y avoir des tentatives d’interventions sur WP à des fins partisanes (par exemple, des candidats au Congrès américain ont été soupçonnés de tenter d’introduire des biais dans WP).  Il faut aussi mentionner les diverses tactiques élaborées pour tenter de spammer WP, qui intéressent les consultants SEO (résumé repéré via Florence).

–    À propos de l’étude de Nature comparant WP à l’Encyclopedia Britanica : ces quelques échanges de collaborateurs à WP méritent d’être relus.  Leur esprit de nuance a quelque chose de rassurant.

–    WP peut être fort utile pour commencer une recherche et avoir quelques premiers points de repère.  Mais il ne faut surtout pas perdre de vue que c’est un point de départ et que ça ne doit en aucun cas constituer une source à laquelle on se limiterait.  WP doit nous inciter à nous informer davantage, à aller plus loin, à lire plus d’essais, à rechercher d’autres sources et à recouper les perspectives, à pousser plus loin nos réflexions et recherches personnelles sur un sujet…  Pas l’inverse!

–    L’arbre ne doit pas cacher la forêt : Wikipedia n’est que l’un des projets de Wikimedia, parmi lesquels on retrouve notamment Wikisources et Commons, de par leur nature moins sujets à controverse…

–    La licence utilisée par Wikimedia rend des forks possibles, mais au-delà de cette possibilité, elle fait aussi en sorte que des collaborations avec d’autres milieux sont possibles (à titre d’exemple, il sera intéressant de voir les développements en relation avec le projet Encyclopedia of Life).

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p.-s. au sujet de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert : il y avait une visée politique manifeste (par exemple, certains articles pouvaient chercher à combattre le clergé et les religions révélées), avec un ton parfois polémique.